En guise de conclusion... Edward Ball porte depuis vingt ans une parole de lucidité sur l'histoire américaine, autant qu'un idéal de mémoire partagée. Peut-être seulement aux États-Unis, en raison même de la violence de son histoire contemporaine, une telle trajectoire est-elle envisageable parce qu'elle s'impose avec urgence. Ailleurs, non loin de la Louisiane et dans la Caraïbe, les Antilles françaises attendent encore qu'un descendant des familles esclavagistes, au-delà de toute repentance caricaturale, consente avec honnêteté à affonter l'acuité d'une histoire qui est celle de tous. Sans faux-fuyants, et surtout sans revêtir les habits déjà élimés du déni et d'un révisionnisme éhonté. Finalement, l'exemple d'Edward Ball, c'est bien celui d'une volonté de regarder l'histoire pour ce qu'elle est, d'où qu'on vienne et surtout en renonçant aux vieux essentialismes sclérosants.
« Life of Klansman », conférence d'Edward Ball au Radcliffe Institute
for Advanced Study, Harvard University, mai 2017.
Cette histoire de haine raciale qui lui a été transmise par sa propre mère (cettte dernière étant fière du parcours de son père Constant Lecorgne et de la résistance héroïque du Ku Klux Klan à une Amérique négrifiée), Edward Ball va donc la raconter dans son nouveau livre, tel qu'il en explique les ressorts dans sa présentation (voir ci-contre). Il décide de le faire devant l'étonnante résurgence de la violence raciale dans le sud des États-Unis aujourd'hui, où la White Supremacy a plus que jamais voix au chapitre, dans l'Amérique de Trump. Il décide de le faire enfin, devant les meurtres perpétrés à Charleston en 2015 par Dylan Roof, un jeune suprémaciste de 21 ans, qui a assassiné neuf personnes dans une église baptiste au seul prétexte de leur couleur de peau. En revenant à la source de la fondation du Ku Klux Klan par l'intermédiare du parcours de violence de son grand-père, Edward Ball remonte finalement aux fondements et à l'ancrage de l'idéologie suprémaciste, permettant d'envisager sa vigueur et sa pérennité dans le malaise identitaire américain et l'héritage non assumé de l'esclavage.
Après la Guerre de Sécession, la période qui s'ouvre en 1865 connue sous le nom de « Reconstruction », consacre la recherche d'un nouvel ordre social post-esclavage, et où les anciens esclaves doivent pouvoir trouver leur place. Mais de nombreux anciens propriétaires d'esclaves ou plus généralement les Blancs ayant combattu sous les couleurs des Confédérés ne l'entendent pas de cette oreille et à la Reconstruction, ils répondent par la « Rédemption », du nom de cette résistance auto-proclamée à une société où les anciens esclaves ont désormais le droit de vote. C'est dans ce contexte de refus des nouvelles normes que se fonde le Klan qui, dans sa première période, va constituer une réelle milice militaire, sous le signe de la suprématie blanche.
On l'aura compris : le tropisme familial est certainement l'angle par lequel Edward Ball propose une relecture et une compréhension intimes de l'histoire américaine. Son credo : la famille américaine doit être le foyer d'une réconciliation avec l'histoire de la nation, une lucidité qui soit à même d'en finir avec les vieilles névroses, notamment celles qui continuent d'habiter l'inconscient américain, autour de la question sempiternelle de la race. En 2016-2017, Edward Ball est « fellow » au Radcliffe Institue for Advanced Study, à l'université de Harvard. Il y consacre plusieurs conférences à son nouvel ouvrage encore inédit et à paraître, autour d'un personnage plus que sulfureux, toujours de sa famille, mais cette fois-ci du côté maternel, dont la branche « Lecorgne » descend en droite ligne de colons français et de Blancs créoles de Martinique. Des colons très attachés à leur « francité », en dépit de la vente de la Louisiane par la France. Il se trouve que le grand père maternel d'Edward Ball, Polycarpe Constant Lecorgne fut, après la Guerre civile, l'un des fondateurs du Ku Klux Klan et plus particulièrement, des branches armées les plus violentes du Klan, les Knights of the White Camelia et la White League qui se distinguèrent en Louisiane entre autres par les massacres et les lynchages de plusieurs centaines de Noirs, et par des assassinants ciblés. Constant Lecorgne participe également au putsch contre le gouvernement fédéral de Louisiane, en mars 1873, puis à la « Battle of Canal Street » le 14 septembre 1874 à la Nouvelle Orléans, qui renverse pour quelques jours le gouvernement interracial. Avec les Knights of the White Camelia, il s'attaque aux familles noires en pleine nuit. Entre 1867 et 1869, Constant Lecorgne et ses compagnons d'armes massacrent ainsi en Louisiane entre 700 et 800 personnes. Un « nettoyage ethnique » aux États-Unis, après la Guerre civile.
Il va alors entreprendre auprès de plusieurs scientifiques une recherche en ADN à partir des traces infimes contenues dans ces mèches, un peu à la recherche obsessionnelle d'une preuve de ce que la première enquête de 1998 avait supputé : la lignée des Ball, toute éprise de sa pureté raciale, est peut-être métissée. Et en effet, certaines recherches tendent à confirmer cette intuition : dans les analyses faites, certains marqueurs génétiques typiques d'Afrique de l'Ouest sont décelées, ainsi que d'autres, provenant des groupes génétiques de « Native Americans », les Indiens tant pourchassés par les ancêtres des Ball en Caroline du Sud. Et même si d'autres analyses vont contester ces hypothèses, le doute est bien lancé. Les « slaves in the Family » sont peut-être, avec les Indiens honnis, les aïeux de l'une des lignées les plus puissantes des esclavagistes du sud.
Ci-contre : Edward Ball présente The Genetic Strand
au Georgia Center for the Book en 2007
La renommée d'Edward Ball s'accroît bien sûr à l'orée des années deux-mille. Toujours attaché au métier de journaliste et à l'écriture, il aura dans une certaine mesure enfoncé le clou de ses recherches antérieures, avec The Genetic Strand: Exploring a Family History Through DNA qu'il publie en 2007 et qui explore (dans une veine très américaine et empruntant la vogue autour des recherches fondées sur l'ADN) les racines « génétiques » de sa famille. Tout part d'un hasard qu'on pourra qualifier d'objectif : héritant d'une vieille commode familiale ayant appartenu à ses arrières-grands-parents, Ball découvre en son sein un compartiment inexploré, volontairement dissimulé. Là, soigneusement cachetées dans un papier jauni, des mèches de cheveux de plusieurs de ses ancêtres alors enfants : un témoignage, un mausolée capillaire ? Une trace organique en tout cas de ces vies qui avaient été retracées pour certaines dans son premier ouvrage.
Les Harleston, famille de mulâtres de Charleston, issus d'un propriétaire d'esclaves et de sa cuisinière noire. Des « cousins » d'Eward Ball.
Durant toute l'année qui suit la publication de Slaves in the Family et à la faveur du National Book Award, Edward Ball est contacté par un nombre considérable de descendants, membres de familles de Noirs Américains qui spontanément lui ouvrent leurs archives soigneusement conservées par-delà les générations. Face à cet engouement et à ce qui semble révéler le besoin de construction de cette mémoire collective que Ball appelle de ses vœux, il décide alors de fonder avec eux une entité commune, le « Committee of Descendants », dédié à cette jonction des mémoires familiales américaines devant ce « fardeau » de l'esclavage. Il s'agit de dire et de concrétiser cette mise en commun à la fois des archives et des vécus, la publication de l'ouvrage de 1998 ayant mis en lumière cet inextinguible besoin de paroles et d'échanges face aux tabous, aux non-dits et aux vieux traumas de la servitude.
La contribution de ce comité à une certaine libération des mémoires, à leur ouverture les unes par rapport aux autres va s'incarner certainement autour du livre suivant d'Edward Ball, The sweet Hell inside. The rise of an elite black family in the segregated South, paru en 2001 mais dont la promotion fut brutalement interrompue par les événements du 11 septembre. La genèse de ce second livre consacré à la mémoire de l'esclavage en dit long sur ce besoin de partage des expériences historiques, puisqu'à l'origine, c'est Edward Ball qui reçoit un coup de téléphone d'une certaine Edwina Harleston Whitlock, lui expliquant qu'elle détient des archives prouvant qu'ils sont cousins. Devant la quantité d'informations qui lui sont ainsi apportées, Ball va entreprendre de retracer dans un nouvel ouvrage qui dans un certain sens prend la suite de Slaves in the Family, l'histoire de cette famille de mulâtres de Charleston issue de la relation entre William Harleston, propriétaire de la plantation « The Hut » et de l'un de ses esclaves, sa cuisinière noire en l'occurrence. L'ouvrage s'attache tout particulièrement à la destinée de la famille fondée par l'un des huit enfants issus de cette union, Edwin « Captain » Harleston et de ses enfants, dont certains restent liés au développement du jazz aux États-Unis et en Europe. On y croise encore le parcours de cet oncle Teddy d'Edwina (l'un des fils d'Edwin), peintre de talent à la carrière empêchée par les lois Jim Crow. Plusieurs destinées qui attestent de la difficile et de la continuelle lutte pour l'émancipation d'une famille de mulâtres de la fin du XIXe siècle à la lutte pour les droits civiques, dans le contexte de ségrégation en vigueur dans le Sud. L'ouvrage parrticulièrement documenté reconstitue la sociologie du parcours de cette « élite de couleur » rangée comme toute la population de Noirs Américains issus de l'esclavage, sous le vocable de « Negroes ». Une fois encore, Edward Ball aura plongé dans les considérables séquelles de l'esclavage aux États-Unis, où la ségrégation immédiatement adoptée après l'abolition, aura réservé aux Américains dits « de couleur » (colored people) au mieux une citoyenneté de seconde zone, contre laquelle ils auront dû livrer un combat quotidien, dans l'ombre de ce « sweet hell inside » nommé par un poème de Walt Whitman. Une nouvelle contribution majeure à la sociologie et à l'histoire de la société américaine entre la fin du XIXe et le XXe siècle. Et une contribution à mettre en perspective avec l'action concrète que décident alors de déployer Edward Ball et les descendants de toutes parts qu'il réunit au sein du « Committe of Descendants », en entreprenant notamment de financer des projets de mémoriaux de l'esclavage, surtout dans ce sud dont l'opulence aura été édifiée sur l'exploitation de toute une partie de la population.
Edward Ball a présenté ses excuses en son nom propre et au nom de sa famille,
devant des descendants d'esclaves, dans le show d'Oprah Winfrey en 1998.
Héritier de ce lourd passé qui est aussi celui d'un pays tout entier qui a connu une guerre civile autour de la question de l'esclavage, Edward Ball est conscient qu'en publiant cet ouvrage, il brise un tabou tenace, même en 1998. En tant que descendant d'esclavagiste, décidant de prendre en compte de front cette histoire si douloureuse dans la conscience américaine, il rompt avec la nostalgie des jours lointains transmise par son propre père, encore porteur de ce puissant sentiment de dépossession que les États confédérés n'ont cessé de ressasser depuis l'abolition de 1865. En 1969, même après le mouvements des droits civiques, quand ce dernier lui lègue symboliquement les archives de la famille, c'est encore avec des accents d'amertume sur la grandeur passée. Ce sont aussi des accents amers que va susciter cette publication auprès des Noirs Américains, une nouvelle fois confrontés au récit vif et traumatisant des vexations quotidiennes vécues par leurs ancêtres, rouages de base de l'économie de plantations. Dans le pays de Martin Luther King, et moins de dix ans avec l'élection de Barack Obama, le traumatisme de l'esclavage est encore vif. De tous côtés, les réactions sont passionnelles, mettant encore en évidence la difficulté d'une confrontation directe avec les archives de l'esclavage. Durant les mois suivant la publication de l'ouvrage, une catharsis jamais vraiment achevée s'opère à nouveau.
Car Ball ne s'est pas contenté des archives familiales, loin de là. Il a poussé l'enquête jusqu'à la source du commerce qui permettait aux plantations de sa famille un constant renouvellement de la main d'œuvre servile, en Sierra Leone notamment où les négriers ont pu s'alimenter en captifs, moyennant les complicités en usage. Engagé dans une démarche également mémorielle, le journaliste a eu par ailleurs le souci de retrouver quelques-unes des familles descendantes des esclaves des Ball, mais aussi celles dont certains ancêtres sont issus des viols des femmes travaillant sur leurs plantations. Ces lointains cousins, ce sont eux, les « slaves in the family », que les Ball d'aujourd'hui ont eu l'étonnement de découvrir dans leur lignée. Moments poignants, on peut l'imaginer sans peine, que ceux de la confrontation des descendants des deux bords. Des moments également immortalisés par deux invitations d'Edward Ball dans le show d'Oprah Winfrey : du bestseller au show télévisuel, l'auteur a su affronter la portée populaire et liée au débat public nécessaire de son ouvrage. Sans jamais sacrifier à la moindre démagogie : toujours exigeant et toujours attaché à susciter une mémoire commune.
Face à cette histoire et en regard du présent, Edward Ball assume très ouvertement une position qui a pu susciter tant de commentaires et de controverses : il est partisan d'une repentance qui selon lui est la seule voie morale à envisager pour les descendants d'esclavagistes, envers les descendants d'esclaves. C'est donc tout naturellement en quelque sorte que dans l'un des derniers chapitres de son livre, il présente ses excuses au nom de sa lignée, auprès des familles de Noirs Américains provenant de cette histoire. Lors de ses deux passages dans le show télévisé d'Oprah Winfrey, il renouvelle ses excuses devant quelque-uns de ces descendants.
Edward Ball, l'auteur du bestseller Slaves in the Family, lauréat en 1998 du National Book Award. Il est aujourd'hui « Fellow » à Yale University.
L'enquête suit pas à pas l'évolution de cette lignée, le développement de sa puissance économique, avant l'effondrement du systèmle esclavagiste avec la guerre de Sécession. En faisant usage de surcoît de nombreuses archives et de méthodes statistiques et démographiques rigoureuses, Edward Ball réussit à évaluer entre 75 000 et 100 000 Noirs Américains répartis sur l'ensemble du territoire américain, qui descendent aujourd'hui des esclaves exploités sur les plantations de sa famille.
Invité en 1999 par la San Diego Historical Society, Edward Ball présente les
différents aspects de son ouvrage Slaves in the Family, devant un public attentif.
Objet d'années de recherche, le livre retrace sur plus de 170 ans la trajectoire des Ball, l'une des plus importantes lignées d'esclavagistes de Caroline du Sud, la propre famille de l'auteur. Entre 1698 et 1865, les Ball ont exploité près de 25 plantations spécialisées dans la culture du riz, tirant partie du travail de près de 4000 esclaves.
En 1998, un journaliste encore inconnu, critique d'art diplômé de la Brown University, déclenche aux États-Unis un débat fameux autour des héritages de l'ère esclavagiste. En publiant son tout premier livre intitulé Slaves in the Family, Edward Ball, alors âgé de trente-neuf ans, connaît le succès sans doute le plus étonnant de l'édition américaine dans le champ de l'histoire, puisque rapidement, l'ouvrage se hisse aux plus hauts niveaux des ventes, devient un incontournable bestseller, courronné par ailleurs par le prestigieux National Book Award (catégorie « non-fiction») en 1998.
Vous trouverez ici, en rapport avec la rubrique "Actualités" du Mémorial virtuel ou d'autres parties du site, une série de dossiers thématiques abordant diverses questions spécifiques en rapport avec l'histoire et la mémoire de l'esclavage.
Par Loïc Céry, dir. pôle numérique de l'ITM.