Vous trouverez ici, en rapport avec la rubrique "Actualités" du Mémorial virtuel ou d'autres parties du site, une série de dossiers thématiques abordant diverses questions spécifiques en rapport avec l'histoire et la mémoire de l'esclavage.
Mémoires des esclavages. La fondation d'un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leus abolitions (Gallimard / La Documentation française, 2007)
On l'a évoqué plus haut, c'est dans le sillage de la mission confiée par Jacques Chirac à Édouard Glissant en 2006 pour la fondation d'un Centre national pour la mémoire de l'esclavage que l'écrivain publie cet ouvrage qui sert justement de rapport à la mission, et qui fournit à la fois une définition claire des contours de ce projet de centre, mais aussi une synthèse particulièrement dense de ses conceptions en la matière. Il y expose à nouveau le cœur de sa conception du rapport de la mémoire à l'Histoire, y délimite la question des traites transatlantique et transsaharienne et y dessinne les contours du centre national projeté. Le texte est préfacé par Dominique de Villepin, alors Premier Ministre.
Ciquez ci-contre pour accéder au texte intégral, mis en ligne sur le site de la Documentation française.
Lecture des deux extraits de Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions et de Tous les jours de mai d'Édouard Glissant, par Greg Germain ("Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions", 2013).
« Les mémoires des esclavages ne cherchent (…) pas à raviver les revendications ou les réclamations avant toutes choses. Dans le monde total qui nous est aujourd'hui imposé, la poétique du partage, de la différence consentie, de la solidarité des devenirs naturels et culturels (…) dans les diverses situations du monde, nous incline vers un rassemblement des mémoires, une convergence des générosités, une impétuosité de la connaissance, dont nous avons tous besoin, individus et communautés, d'où que nous soyons. Conjoindre les mémoires, les libérer les unes par les autres, c'est ouvrir les chemins de la Relation mondiale. » (10 mai : Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leus abolitions)
« Les débats sur l’Histoire et la mémoire ont donc eu cet enjeu : que nous avons besoin au monde, pour participer du monde, non pas seulement de nos mémoires historiques inconscientes ou conscientes, si on peut dire, et qui peut-être se heurtent entre elles sous ces deux espèces, mais aussi et avant tout de la relation vivante entre les mémoires, de l’entremêlement vertigineux, mais non pas confus ni obscurantiste, de nos différentes mémoires, venues de partout, ancrées chacune dans chacun de nos lieux, mais qui fulgurent aussi dans le monde et en participent. » (Tous les jours de mai)
- 10 mai : Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions (Paris, Editions Galaade / Institut du Tout-monde, 2010, 2011, 2012, 2013 pour l'édition électronique sur le site "Les Mémoires des esclavages"
- Tous les jours de mai... Manifeste pour l'abolition de tous les esclavages (Institut du Tout-Monde, 2008)
C’est à partir d’une réaffirmation de ce lien subtil entre Histoire et mémoire qu’Édouard Glissant disait son engagement pour un rassemblement des mémoires, dans le manifeste, dans son anthologie 10 mai : Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions en 2010 et dans le manifeste Tous les jours de mai qu’il diffusé 2008 mais demeuré inédit – texte depuis mis en ligne par l’Institut du Tout-Monde sur le présent site, sous le titre Tous les jours de mai… Manifeste pour l’abolition de tous les esclavages (Consultez le texte intégral : cliquez ci-contre).
Extraits :
« Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement, de le « révéler » de manière continue dans le présent et l’actuel. C’est le moment de se demander di l’écrivain est (en ce travail) le receleur de l’écrit ou l’initiateur du parlé ? Si le procès d’historicisation ne vient pas mettre en cause le statut de l’écrit ? Si la trace écrite est “suffisante”, aux archives de la mémoire collective ? Cette exploration ne revient donc ni à une mise en schémas ni à un pleur nostalgique. C’est à démêler un sens douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours de ces sortes de plages temporelles dont les peuples occidentaux ont bénéficié, sans le secours de cette densité collective que donne d’abord un arrière-pays culturel ancestral. » (p. 132)
« Parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée, l’écrivain doit “fouiller” cette mémoire, à partir de traces parfois latentes qu’il a repérées dans le réel. Parce que la conscience antillaise fut balisée de barrières stérilisantes, l’écrivain doit pouvoir exprimer toutes les occasions où ces barrières furent partiellement brisées. Parce que le temps antillais fut stabilisé dans le néant d’une non-histoire imposée, l’écrivain doit contribuer à rétablir sa chronologie tourmentée, c’est-à-dire à dévoiler la vivacité profonde d’une dialectique réamorcée entre nature et culture antillaises. (…) La littérature pour nous ne se répartira pas en genres mais impliquera toutes les approches des sciences humaines. (…) Une réalité qui fut longtemps non évidente à elle-même et qui prit corps en quelque sorte à côté de la conscience que les peuples en avaient relève autant de la problématique exploratoire que de la mise en plan historicienne. C’est cette implication “littéraire” qui oriente l’éclat de la réflexion historique, dont aucun d’entre nous ne peut prétendre être sauf. Le leurre chronologique et la simplicité d’une “périodisation’” évidente sont les boucliers “culturels” contre ce désiré historique. Plus la pseudo-historisation paraît “objective”, plus on a l’impression d’avoir vaincu ce désiré combien subjectif, lancinant, incertain. » (p. 133)
On comprend que c’est bien d’une autre conquête qu’il s’agit cependant : celle, tout aussi déterminante, de leur histoire par les peuples soumis aux régimes d’aliénation et de vacuité identitaire que sont les peuples colonisés, ou pis, ceux qui comme les Antillais, ont été produits par la colonisation elle-même. La reconquête de cette histoire est justement constituée par le processus mémoriel, en cela qu’il constitue un appel à la discipline historique bien sûr, mais au-delà même, à une sorte d’anamnèse collective. le projet glissantien institue la trace mémorielle en paradigme, qui prévaut pour toute obscurité, pour toute marge de l’histoire établie. Aussi, Glissant précise-t-il encore dans Le Discours antillais des repères propres à cette exploration, avec des accents qui résonnent aussi pour nous, avec d’autres expériences du non-dit :
« Fanon dit qu’il ne veut pas être esclave de l’esclavage. Cela sous-entend pour moi qu’on ne saurait se contenter d’ignorer le phénomène historique de l’esclavage ; qu’il faut ne pas en subir de manière pulsionnelle le trauma persistant. Le dépassement est exploration projective. L’esclave est d’abord celui qui ne sait pas. L’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir. Il serait périlleux de projeter la Relation planétaire en succession logique de conquêtes, en fatalité de conquêtes pour un peuple. Elle conduit parfois à la disparition collective. La Relation planétaire ne comporte pas de morale agie. Toute théorie généralisante de l’histoire qui sous-estimerait les redoutables vécus du monde et leurs sautes (leurs impasses possibles) peut constituer piège. » (p. 129)
Le Discours antillais (Seuil, 1981)
L’une des origines conceptuelles de cette réflexion de Glissant quant au lien entre Histoire et mémoire de l’esclavage se situe indéniablement dans la somme que constitue Le Discours antillais : on se reportera à ce sujet, à toute la partie intitulée « Histoire, histoires » du Discours antillais. C’est en lisant ces lignes que l’on peut certainement apercevoir l’implacable rigueur du projet d’un écrivain qui a, depuis ses débuts, l’ambition de mettre à jours les soubassements de l’histoire plurielle sous l’Histoire majuscule :
À noter qu'une partie de ce passage a fourni la citation d'Édouard Glissant qui a été choisie pour être inaugurée sur l'un des murs du Mémorial de l'abolition de l'esclavage de Nantes, le 10 mai 2014, dans le cadre de la 9e Journée nationale des Mémoires de l'esclavage, de la traite et de leurs abolitions. On pourra en consulter le fichier sonore (Lecture : Félix Lahu) sur une page spéciale du Mémorial virtuel. Cliquez-cidessus pour un accès direct.
« Pourquoi vouloir forcer la mémoire de ceux qui ont oublié, soit convenance ou inclination ou calcul, soit encore qu’ils n’aient jamais su ce qui importait dans leur Histoire ? Non, nous ne voulons pas, lé mémoire ne se commande pas, elle s’entraîne. Qui n’a jamais su n’a pas mémoire, c’est vrai, mais dans ce cas l’oubli n’est pas une maladie, c’est une clôture totale, une infirmité de naissance. Si par ailleurs il vous arrive d’oublier la condition que vous avez faite à quelqu’un, vous l’offensez, par considérer que cette condition n’était pas digne d’être par vous retenue. Si vous oubliez la condition que quelqu’un vous a faite, vous renoncez à la particularité de dialogue qui vous relie à ce quelqu’un. Et pour ce qui concerne les mémoires collectives, la réciprocité est encore plus étroite. Vous ne pouvez pas haïr un peuple ou une communauté qui ont cessé de vous haïr, vous ne pouvez pas aimer vraiment un peuple ou une communauté qui vous haïssent encore, ou qui vous méprisent sourdement. C’est qu’en matière de relations entre communautés, l’oubli est une manière particulière et unilatérale d’établir des rapports avec les autres, mais que la mémoire, qui est non pas une médication de l’oubli mais à la lettre son éclat et son ouverture, ne peut être que commune à tous. L’oubli offense, et la mémoire, quand elle est partagée, abolit cette offense. Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre, parce qu’il n’y va pas d’une vertu de compassion ni de charité, mais d’une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble. »
Une nouvelle région du monde. Esthétique, I (Gallimard, 2006).
« La mémoire est innombrable mais partagée, l’oubli est une arme sans grâce. »
Dès Soleil de la conscience en 1956 et jusqu’aux derniers essais de cette vaste Poétique que décline l’œuvre conceptuelle d’Edouard Glissant, les entrelacs de l’Histoire et de la mémoire sont explorés avec une acuité toujours renouvelée. La réflexion que déploie l’écrivain est en la matière très précise. On pourrait y voir en 2006 un certain tournant, avec ce limpide appel au dialogue des mémoires, qui à lui seul devrait faire taire tous ceux qu’effraient dans ce processus, les risques communautaristes – ainsi, Glissant écrit dans Une nouvelle région du monde (Gallimard, 2006) :
L'imposant corpus des essais de Glissant est le lieu à la fois d'une évolution et d'une amplification de la réflexion conceptuelle qui a trait à la mémoire de l'esclavage, l'écrivain y analysant les enjeux d'un rapport à l'Histoire qui dépasse la simple énonciation chronologique. au fur et à mesure de l'édification de cette réflexion, on est témoin d'une envergure proprement exceptionnelle qu'il faut pourtant envisager dans sa progressivité même, pour être capable d'en déceler l'ampleur. Ce que met en scène l'œuvre de fiction et la poésie, ce que draine en épaisseur dramatique les moments de théâtre, doit être indéfectiblement lié aux multiples strates et ramifications de cette réflexion inhérente aux données historiques et mémorielles. Une réelle restitution de cette ampleur serait bien trop vaste, nous nous contenterons par conséquent d'en suggérer quelques moment clés, à l'appui des extraits qui suivent.
Extrait de Monsieur Toussaint d'Edouard Glissant, mis en scène par Greg Germain, Cour d'honneur du Château de Fort de Joux, juin 2003. Dès le début de la pièce, les spectres porteurs de mémoire viennent hanter Toussaint.
Vivant éveillé de cette sorte de convocation hallucinée du parcours héroïque, Toussaint est plongé dans le même mouvement, dans les forces contraires de la Révolution haïtienne dont il est la figure de proue. Issu de la plantation esclavagiste, Toussaint a fait sienne la logique et la culture du maître, au point d'en retrouver en lui la trace active. Il n'est pas le libérateur ex nihilo que va forger la légende, il est pris dans le maeström identitaire du "système plantationnaire" et de la société qui a rendu possible son ascension. Le "général des révoltés" qui s'est cru rival de Napoléon, est la proie de ses "ombres", les acteurs de son drame.
En plaçant le héros type aux prises avec une telle complexité, dans une telle incompréhension même de son itinéraire propre (le héros, tout au long de la pièce, donne l'impression d'être toujours en porte-à-faux de son destin), Glissant veut-il signifier une fatalité de l'expérience révolutionnaire ? Ce serait à tout compte, voir dans la pièce un propos trop généralisant et une vision "simplement" sombre de l'Histoire haïtienne et partant, de l'Histoire antillaisse. Glissant plonge dans le parcours de Toussaint en faisant apparaître les impasses historiques d'un temps qui dépend encore des schèmes coloniaux. La lutte d'émancipation menée par Toussaint est encore dépendante, consubstantiellement liée aux conditions sociales et politiques qui proviennent de l'ancien ordre servile. Le personnage porte en lui le moule de plusieurs siècles de colonisation, et est en cela tiraillé entre des tendances contradictoires qui rappellent aussi les contradictions de tout Antillais, mises en relief dans le roman Le Quatrième Siècle : la révolte brute et la réforme patiente. Pour n'être pas encore en mesure de trancher cette alternative, le drame de Toussaint est aussi celui des illusions propres à toute société issue du système colonial.
Monsieur Toussaint, Paris, Seuil, 1961, rééd. Acoma,1978, rééd. Seuil, 1986, nouvelle édition (version scénique) Gallimard, 1998.
Le filigrane, l'arrière-plan et le poids induit de la geste inversée que constitue Monsieur Toussaint au regard du parcours du personnage historique, demeure indéniablement la trace de mémoire de l'esclavage. C'est bien l'émancipation du joug esclavagiste qui a conduit à la révolution haïtienne, qui débute par la révolte d'esclaves de Bois-Caïman. Dans la pièce, la présence fantomatique des anciens esclaves est évoquée pour rappeler cette prééminence dans l'origine même de l'épopée révolutinnaire de celui qu'on nomma aussi le "Spartacus noir", Toussaint Breda né esclave avant de devenir le héros fondateur de la Révolution haïtienne. Le Toussaint de Glissant est-il un "anti-héros", pour autant que la pièce prenne ses distances avec toute représentation idéalisée ? La question est plus complexe qu'il n'y paraît, car si les "hauts faits" du personnage, son action émancipatrice, l'effectivité des luttes dont il prit la tête, ne sont aucunement niés, c'est essentiellement dans la fournaise de ses contradictions qu'il est présenté : un héros multiple, enserré dans des tendances paradoxales, diffracté en somme. Le temps et les lieux sont eux-mêmes l'objet de cette diffraction, de cet éparpillement, puisque si le temps chronologique réel de la pièce est celui de l'enfermement au Fort de Joux où le héros va mourir, la scène se transporte en simultanéité ouverte et volontaire, à Saint-Domingue - temps chronologique et temps mémoriel se fondent sur scène.
Le Monde incréé. Poétrie - Conte de ce que fut la tragédie d'Askia ; Parabole d'un moulin de Martinique ; La Folie Celat (Gallimard, 2000).
Glissant inaugure là un genre particulier, qu'il définit entre théâtre et poésie, nommé "poétrie", "poème et conte et palabre ensemble". Deux de ces contes théâraux poétisés sont des préfigurations (entendons par-là des origines) des romans La Case du Commandeur et Sartorius : le roman des Batoutos (1999). L'ensemble, publié chez Gallimard en 2000, reprend des textes écrits respectivement en 1963, 1975 et 1987. Le premier de ces textes, Conte de ce que fut la tragédie d'Askia, écrit en 1963, préfigure La Case du Commandeur, non dans un sens chronologique, mais en livrant une clé de la chronique du "Pays d'avant", l'Afrique originelle ainsi nommée dans l'œuvre, aussi pour signifier l'enjeu mémoriel qui s'y joue. Ici, il s'agit plus spécifiquement du royaume d'Askia où, comme pour le personnage d'Odono, le motif de la trahison est encore évoqué, pour contextualiser la capture par les négriers, de la princesse Oriamé. L'évocation n'est pas fortuite ou l'effet d'un simple artifice narratif : il dit aussi une part "difficile" parce que traumatique de ce réel historique où les complicités effectives ont été établies par l'historiographie. La Folie Celat, écrit en 1987, livre une part des dialogues menés entre Mathieu et Mycéa (dialogues filés en quelques sorte, depuis Tout-Monde et déjà La Lézarde), alors qu'elle est atteinte par la folie déjà évoquée dans La Case du Commandeur. C'est en fait dans cete part-ci du dialogue que se livre l'ébache de ce que sera le roman Sartorius : au sein du processus qu'on a dit, le personnage de Mycéa contribue à livrer cette clé de la mémoire, par ses divagations qui sont aussi intuitions.
Quand on avance dans ce que je vois comme un processus et un dispositif mémoriels à l'œuvre dans les différents genres pratiqués par Glissant, on est forcé de constater que rien, non décidément rien n'y est laissé au hasard quand à la pratique même de chacun de ces modes d'expression et quant au choix précis qui les justifie. Savamment distribués au gré des ouvrages, les genres répondent dans le projet d'écriture de Glissant, à une nécessité de registres et en somme, à une nécessité de l'énonciation du discours littéraire, décliné en des thématiques communes, et souvent des personnages communs (personnages clés qui reviennent dans l'ensemble des écrits, thématiques réparties et retravaillées selon les genres eux-mêmes). Pour ce qui touche à la question de la mémoire forcément liée à l'esclavage, le théâtre permet à l'écrivain une représentation, tout particulièrement, des désordres internes des personnages, fournissant dans les deux cas en question, à la fois la clé de résolution de cette "remontée des origines" que déploient les romans et la geste inversée de l'héroïsme traditionnellement associé au moment de l'émancipation.