Vous trouverez ici, en rapport avec la rubrique "Actualités" du Mémorial virtuel ou d'autres parties du site, une série de dossiers thématiques abordant diverses questions spécifiques en rapport avec l'histoire et la mémoire de l'esclavage.
Sartorius : le roman des Batoutos (Gallimard, 1999)
Au gré des présentations que l'on fait généralement de ce roman, on oublie parfois de préciser un enjeu pourtant central : l'un de ses ressorts essentiels, faisant écho à la même "remontée des origines" qui parcourt Le Quatrième siècle et La Case du Commandeur, repose sur l'aperçu du drame de la déportation par la Traite. Car ce peuple "insu" que constitue les Batoutos est "convoqué" en somme (comme déjà ce même personnage d'Odono dans La Case du Commandeur, cet ancêtre de Papa Longoué, le"marron fondamental" qui fournit le récit non linéaire du Quatrième siècle) pour incarner le choc de la Traite, au nom de cette "vision prophétique du passé" dont se réclament Papa Longoué et Mycéa. En ce sens, dans le foisonnement imaginaire de la traversée des drames de l'Histoire par ce peuple inaperçu des Batoutos, il faut distinguer, du point de vue du dispositif mémoriel (inhérent à la remontée des origines) mis en place depuis Le Quatrième Siècle, le moment d'une saisie nouvelle du drame de la déportation, celle d'Odono déjà évoqué dans La Case du Commandeur, ici Batouto, ancêtre de Mycéa. Mais cette remontée n'est pas le fruit d'une "saga", (est-il même utile de le préciser ?) : elle résulte d'une démarche d'anamnèse, explicité ailleurs dans l'œuvre, une démarche qui induit en elle-même d'autres enjeux. La mémoire, ses enjeux, ses modalités, est donc au centre du propos.
Mahagony (Seuil, 1987, Gallimard, 1997)
En démultipliant les avatars du motif fondateur du marronnage, Glissant représente avec Mahagony la diversité des voies de cette commune stratégie de soustraction à l'ordre colonial. Ce qui aurait pu n'être qu'une généralisation s'avère au contraire l'occasion d'une sorte de dramaturgie extrêmement efficace. Les protagonistes de ce démultiplication du marron incarnent littéralement, par la voix de Mathieu Béluse, qui a mué en narrateur, les différentes modalités de cette résistance : l'enfant de deux esclaves qui fuit l'Habitation en 1831 partage avec le géreur qui en 1936 fait de même après avoir tenté de tuer le béké et avec l'adolescent révolté qui en 1978 tente de même d'assassiner des militaires, la communauté d'une rébellion qui signe dans le geste du marronnage, une dissidence radicale d'avec l'ordre colonial. C'est reconnaître que cet ordre sécrète en permanence sa propre subversion, et c'est même au centre de l'histoire de la colonisation la figure du marron, non comme une représentation mythifiée, mais comme topos transversal, réalité diachronique fondamentale. Dans l'esemble romanesque de Glissant, Mahagony représente par excellence les contituités dans la réalité, d'une mémoire non élucidée et qui, pour cette raison, suscite les désordres et les récurrences de révoltes. C'est bien cette mémoire de l'esclavage qui, en soubassement de la réalité antillaise, génère les névroses dont découlent les désordres du contemporain.
La Case du Commandeur (Seuil, 1981, Gallimard, 1997)
On pourrait, dans une certaine mesure, voir en ce roman contemporain du Discours antillais, un peu le pendant du Quatrième siècle, par sa plongée dans la généalogie, qui est cette fois-ci celle de la compagne de Mathieu Béluse qu'on a déjà croisée dans La Lézarde, Mycéa, ou Marie Celat. La similitude est voulue, mais le déroulé généalogique tient ici d'autres fonctions que dans le roman de 1964. Il s'agit en somme, de donner à voir non seulement tout le désordre de la mémoire non inféodée aux narrations officielles mais aussi à tout ce qu'elle recèle de ressentiment envers les trahisons séculaires sur laquelle la traite fut fondée. On remonte ainsi à l'Afrique originelle qui a vu ces trahisons fraternelles se nouer (celles qui sont mises en abyme au centre du roman, autour du personnage d'Odono, le premier marron qui fut déporté après une trahison). Mais le roman ne se fige pas à ce tourbillon généalogique : de retour à l'époque de l'intrigue de La Lézarde, le personnage de Marie Celat voit sa rébellion reconnue comme folie par les autorités. Comme souvent chez le Glissant de cette époque, les représentations du motif de la folie sont fréquentes, et font d'ailleurs écho aux réflexions sur les données névrotiques, qui parcourent Le Discours antillais. Avec La Case du Commandeur, l'exploration qui conditionnait Le Quatrième siècle se confronte aux désordres personnels des personnages.
Le Quatrième Siècle (Seuil, 1964, Gallimard, 1990, 1997)
C'est une large ambition qui parcourt de part en part ce roman foisonnant et parfois complexe, avec le projet d'une remontée aux origines de l'histoire antillaise, puisqu'il s'agit de retracer la généalogie et l'aventure des deux lignées des Béluse et des Longoué (dont les descendants, Mathieu et Papa Longoué, apparassaient dans La lézarde). Le roman assume ce vaste dessein non sous la forme attendue de la saga, mais plutôt celle d'une exploration à la fois avide et âpre, et à la poursuite de laquelle les moyens les plus divers de la narration et du langage sont mis en oeuvre, comme s'il s'agissait de recouvrer en somme, au-delà des évidences du donné historique, les soubassements de non-dit, tout l'envers du réel colonial. Sur qualtre siècles, deux lignées, et deux attitudes antagonistes face à l'ordre : les Longoué, esclaves marrons indomptables et ténébreux, les Béluse, qui ont enduré la vie de l'Habitation ; deux modes de résistance aussi, pour dire la complexité des positionnements, où le rebelle et le servile partagent la destinée tragique de la colonisation, en quête de libération. Le grand récit de la colonisation tient indéniablement avec Le Quatrième Siècle, une geste fondatrice et ouverte. le choc des filiations et les entrelacs du temps colonial vous donne le vertige de ce temps long sous le souffle apparent d’une épopée, quand dans le détail, se trame justement tout ce qui échappe bien sûr à la parole normative d’un récit épique ou d’une éventuelle chronique d’histoire. Apparaissent au lecteur attentif les mécanismes cachés qui font des personnages les acteurs agissants aussi bien que les victimes d’une violence historique, et en tout cas les vecteurs de cette mémoire plurielle que cherche à redécouvrir l’écrivain. Voir la Fiche pédagogique N° 1 d'Édouard Glissant.fr, accompagnée d'un extrait
Parce qu'il est fondé sur la modalité infiniment maléable du récit, le roman fournit à Glissant l'espace privilégié pour déjouer et dépasser toute linéraité de la chronologie coloniale. Nous ne pourrons pas en rendre compte dans le cadre de ce rapide panorama en termes d'explicitations complètes du prodigieux entrelacs des récits ; rappelons simplement à l'appui de la présente présentation, que la mémoire de l'esclavage constitue un enjeu central des romans et des trames sur lesquelles ils reposent. Tout du moins, on pourra distinguer dans cet enjeu même, en gros deux directions : la description de ce qu'on a nommé l' "univers plantationnaire", et une remontée des origines, par les "traces" notamment de la parole - les deux thématiques relevant parfois des mêmes romans (on retrouve la notion d'emmêlement narratif, cruciale pour appréhender l'œuvre romanesque de Glissant). Il est important de distinguer ces deux instances (tout ce qui se rapporte à l'univers des plantations d'une part et ce qui relève de la remontée des origines d'autre part) car pour ce qui a trait à la quête des origines et en particulier de la catastrophe de la Traite, Glissant procède dans son vaste cycle romanesque, à l'agencement d'une sorte de puzzle qui prend sens au fur et à mesure des romans en tant que tels. Ce n'est qu'au gré d'une vision globale de ce puzzle que prend sens la restitution de la quête ainsi poursuivie. L'écrivain lui-même revendiquera pour sa propre création le modèle d'anamnèse à laquelle procèdent les personnages qui sont liés à cette remontée, du Quatrième siècle à Sartorius - il le fera dans un autre espace, celui des essais, tout en prolongeant le processus au sein des autres genres, poésie et théâtre. Dans cet ensemble, les romans apportent dans le processus mémoriel du phénomène esclavagiste (compris au sens large, comprenant la Traite, la servitude, les luttes d'émancipation) toute la complexité potentielle aux trames narratives, faisant écho à la diversité des histoires sous une acception magistrale de l'Histoire (l'acception coloniale) qui n'est pas à même de relater le réel de cette mémoire, son étendue propre.
L'autre cas que l'on pourrait évoquer (parmi bien d'autres) de cette sorte de résurgence de la mémoire dans l'œuvre poétique : le poème "Pays", dans Pays rêvé, pays réel (1985). On pourrait croire au ton d'une vaste élégie de l'Histoire coloniale, mais c'est encore le souci du décryptage qui détourne et dépasse un tel motif en disant l'écho du "pays d'avant dans l'entrave du pays-ci", des présences entêtantes, de la trace du trauma premier dans le présent. Les personnages organiques des romans, depuis La Lézarde, Mathieu, Thaël, Mycéa, ont voix ou représentation dans cette sorte de métaphysique du lieu aux accents parfois épiques, parfois lyriques, accordés en tout cas au projet en cours de l'œuvre entière de l'écrivain.
Ci-dessus : la lecture enregistrée (avec montage sonore) d'extraits du poème Les Indes, pour le site "Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions", 2013. Lecture : Sophie Bourel.
Si l'on interprète ce poème comme le souvenir d'un naufrage ("Ici ne bougent que l'émoi / Du souvenir et de ce haut cri"), revient immanquablement à l'esprit l'émotion de Glissant devant le mémorial édifié à l'Anse Caffard au Diamant, en Martinique, qui scelle la mémoire de la déportation de millions d'Africains vers les Antilles durant les siècles du commerce triangulaire. On doit ce mémorial à l'artiste martiniquais Laurent Valère, qui a voulu rendre hommage à travers cette évocation, aux disparus du naufrage d'un navire négrier sur les côtes du Diamant en avril 1830. Le mémorial, nommé Cap 110 Mémoire et Fraternité (le cap 110 est celui de la Guinée, dont étaient probablement originaires les captifs), a été inauguré en 1998, à l'occasion du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Édouard Glissant avait été filmé à deux reprises devant ce mémorial, alors qu'il évoquait ce naufrage et le sens à lui accorder. Ci-dessous, extraits de Édouard Glissant. La créolisation du monde, Auteurs Associés / France Télévisions, Réal. Yves Billy / Mathieu Glissant, 2009 et Édouard Glissant, la traversée de l'Atlantique de Manthia Diawara, 2011.
La baie triste n'a pas bougé
Sur un lac de roses, jonchée
De morts pâlis dans les rosiers
Baie funèbre elle est demeurée
La rive hésite la mer passe
Les barques sont laveuses d'eau
Noir est le sable, la couleur
Est évidente dans ce lieu
Les oiseaux y vêtent de gris
L'azur trouble de leurs envols
Telle évidence a rendu folle
La première vague échouée
Vagues de folie en folie
Hâves les autres ont suivi
Les rosiers ont gardé l'aumône
Des suicidés, à leurs replis
La race blanche des frégates
Jamais ne vient à ces repas
Elles vont sonner d'autres glas
Où le vent ne porte point gants
Ici ne bougent que l'émoi
Du souvenir et ce haut cri
Qu'un midi d'août on entendit
Sur la falaise et son troupeau
Un cri de terre qui déploie
Les nervures de sa feuillée
Parce qu'amour l'aura fouillée
Ou que la pluie est avenante
Un cri de femme labourée
À la limite des jachères
Ses seins nubiles partagés
Entre la misère et la mousse
Cri de verrous et cri d'orfraie
Et ce peuple était endormi
L'oiseau rapace fait son nid
Sur la cendre de l'arbre, vive
Et ne bouge encore que lait
Des goémons cette senteur,
La mort vivifie la mort
Baie funèbre elle est demeurée
Mais triste elle n'a bougé
Sur son mac de haines, jonchée
De morts pâlis dans les halliers
Qui vous pardonnent, ô rosiers."
Ci-dessus : la lecture enregistrée (avec montage sonore) d'extraits du poème Les Indes, pour le site "Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions", 2013. Lecture : Sophie Bourel.
Les Indes (1956), mémorial de la Traite
Publié en 1956, le recueil Les Indes constitue à n’en pas douter le socle essentiel de l’œuvre poétique de Glissant, qui sera couronné deux ans plus tard par le Prix Renaudot pour La Lézarde. Souvent comparé au Saint-John Perse de Vents pour son souffle épique, le poème dessine une manière de contre-pied tragique à l’épopée de la conquête décrite par l’auteur d’Eloges : s’inspirant du Journal de Christophe Colomb, c’est ici le cauchemar de la traite qui fournit le motif de ces six chants douloureux par lesquels Glissant édifie le puissant mémorial du crime colonial. « Il faut savoir dire merci à celui qui fait à notre langue l’inestimable don de cet usage royal » : on connaît l’exclamation enthousiaste d’Aragon à la lecture de ce chef-d’œuvre de Glissant. Le lyrisme épique du recueil n’entrave pas le geste d'un récit fondateur de la Traite, comme le fut le Cahier de Césaire, mais saisissant aussi le "migrant-nu", l'esclave déporté, dans la fondation qui suit le gouffre primordial.
Deux cas de résurgence : La terre inquiète (1955) / Pays rêvé, pays réel, "Pays" (Seuil, 1985)
Le massif que constitue Les Indes en la matière pourrait porter à perdre de vue ce qui s'impose pourtant à la lecture de l'ensemble de l'œuvre poétique : le moment de l'esclavage, fait mémoriel ou matriciel (résurgence du souvenir d'un trauma ou lucidité portée sur les traces actives dans le devenir collectif) constitue un leit motiv en cela même qu'il irrigue le discours de part en part, en un va-et-vient lancinant. Il n'est donc pas rare de voir réapparaître cette mémoire selon le modalité qu'on a dite plus haut, celle d'une exploration mutidimensionnelle. Citons deux cas exemplaires en l'occurrence : avant Les Indes tout d'abord, La terre inquiète livre en une charge funèbre la trace de mort portée par la déportation, et comme le naufrage des bateaux négriers, scruté dans une présence fantomatique - il s'agit de ce très beau texte, "Promenoir de la mort seule" :
À droite : interrogé en 1993 au Diamant par Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant évoque la place du gouffre dans l'Histoire des Antilles, et lit par la suite un extrait de son texte "La barque ouverte". Extrait de Les hommes livres - Édouard Glissant, Réal. Jean-René Christiani.
"La barque ouverte" (Poétique de la Relation, 1990). Lecture par Greg Germain ("Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions", 2013)
On l'a dit oplus haut : la figure obsédante et primordiale choisie par Glissant pour nommer la déportation que représente la Traite, est celle du "gouffre". L'écrivain met en valeur le gouffre comme fait global dans l'Histoire même de la Traite transatlantique, comme il le fera aussi pour la formation même des sociétés créoles : la figure est utilisée à la fois pour désigner la réalité de la déportation que pour dire, en termes métaphoriques, la depossession de toute identité et de tout repère qu'induit ce traumatisme. Il faut être confronté aux pages essentielles que l'écrivain a consacrées à ce motif fondateur pour comprendre le rôle qu'il lui assigne. Au frontistice, à la proue et au cœur de Poétique de la Relation (Gallimard, 1990), ce texte nommé "La barque ouverte" en livre un puissant condensé.
Définissant les autres avatars du gouffre (l’« abîme marin », et la dialectique de l’oubli et du souvenir), c’est en fait le point nodal de l’expérience coloniale que cerne Glissant qui n’a eu de cesse de parcourir, tout au long de son œuvre, à la fois poétique, romanesque et conceptuelle, cet autre drame des gouffres de la mémoire et de l’Histoire qui va. Ce texte si dense représente en quelque façon l’acmé d’une réflexion de longue haleine, une réflexion bien antérieure à Poétique de la Relation et qui se poursuit dans les derniers essais. À l’aune justement, de tout ce dont il sera question dans Une nouvelle région du monde (Gallimard, 2006) à propos notamment de la « concurrence des mémoires », à l’aune de toutes les analyses que l’écrivain n’a eu de cesse de livrer à ce sujet, on peut le dire : dans ce texte, la figure du gouffre tient ses assises, certes, sur le drame de la Traite transatlantique, mais clame par la seule puissance de son énonciation, que tout gouffre de l’Histoire appelle une conscience mémorielle aigüe, vécue comme une vigie inaliénable. Et seule cette vigie permettra de déjouer cet autre gouffre des névroses et des non-dits. C’est aussi ce que nous apprend Glissant au détour de ce texte fondamental : l’Histoire, grande pourvoyeuse de gouffres peut constituer le terreau de la mémoire agissante, « Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l’inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas encore. » En ce sens, Edouard Glissant rejoint la notion même de ce que Primo Levi nommait le « devoir de mémoire » face à la catastrophe de la Shoah : la cale du bateau négrier, à l’image de toute négation de l’humain est gouffre d’où se lève la conscience mémorielle, conscience douloureuse et traumatique, mais aussi conscience salvatrice et résiliente.
La sélection de notices et d'extraits qui suit a été choisie en vertu du caractère représentatif des textes cités ou évoqués, dans le cadre de la vaste réflexion édifiée par Édouard Glissant tout au long de son œuvre à propos des questions liées à l'Histoire de la traite négrière et de l'esclavage, et de la mémoire qui y est liée. Cette sélection n'est bien sûr aucunement exhaustive. Le parcours suivi est voontairement thématique, et ne suis tpas l'ordre chronologique de l'œuvre. Il s'agit de rendre compte de l'étendue du spectre couvert par l'écrivain dans le regard qu'il porte sur le phénomène esclavagiste. C'est, rappelons-le, ce qui distingue Glissant dans ce domaine : étendue d'une réflexion, étendue d'une exploration dense.
Quelques-uns de ces textes avaiet fait l'objet d'enregistrements sonores pour le site "Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions" produit par l'ITM, enregistrements qu'on retrouvera ici, donnant à entendre la puissante incarnation des représentations formelles et de la pensée, que distillent les textes de Glissant.